Sur TikTok, chaque live devient un véritable théâtre où se croisent des milliers de spectateurs. Parmi eux, une catégorie bien particulière attire l’attention : les « Boss ».
Il ne s’agit pas ici de chefs d’entreprise, mais de figures centrales de l’écosystème TikTok, qui distribuent des cadeaux virtuels aux créateurs et se hissent au sommet d’une hiérarchie sociale numérique.
À première vue, ces « Boss » semblent incarner une forme moderne de mécénat. Ils soutiennent les créateurs par des dons virtuels qui se transforment en argent réel. Mais, comme le souligne Marcel Mauss dans son Essai sur le don, tout cadeau implique une triple obligation : donner, recevoir et rendre.
Sur TikTok, le don ne se limite pas à une simple générosité. Il crée un lien de dépendance, parfois de soumission : le créateur reçoit, mais en échange, il offre de la reconnaissance, de la loyauté et parfois une visibilité publique constante au « Boss ».
Le don devient ainsi un instrument de pouvoir, où celui qui offre contrôle l’attention, l’image et, dans certains cas, les actions du créateur. Le « Boss » achète une place dans le récit, devenant une figure du capitalisme affectif.
« Le don devient un instrument de pouvoir, où celui qui donne contrôle l’attention et l’image du créateur. »
Les dérives d’une hiérarchie numérique
Cette dynamique n’est pas sans risques. Elle peut engendrer deux dérives majeures :
- Une instrumentalisation des créateurs, qui, par peur de perdre le soutien de leurs « Boss », adoptent des comportements de flatterie ou d’humiliation, parfois contraires à leur dignité.
- Une hiérarchisation toxique, où les spectateurs sans moyens deviennent invisibles, exclus d’une interaction dominée par ceux qui paient.
Ainsi, la logique du don peut transformer l’espace de divertissement en une arène de pouvoir et de contrôle social.
Quand la générosité masque le blanchiment
Au-delà des dérives sociales, la question financière soulève de sérieuses inquiétudes. Lorsque les dons deviennent trop importants, trop fréquents ou trop ciblés, une interrogation s’impose : s’agit-il encore de générosité, ou d’un mécanisme de blanchiment d’argent ?
Des enquêtes ont révélé que certains « Boss » utilisent des cartes bancaires piratées pour acheter des cadeaux virtuels, ensuite partagés avec des créateurs complices. Une fois convertis en argent réel, ces fonds deviennent « propres ».
Dans certains cas, l’argent circule à l’étranger via TikTok avant d’être réinjecté dans les circuits bancaires locaux, échappant aux contrôles financiers.
Un rapport de l’ONU a même signalé l’implication de certains influenceurs haïtiens dans le financement de gangs armés, via des dons perçus sur TikTok. Les fonds auraient été redirigés vers des groupes criminels, contournant ainsi les canaux bancaires classiques.
« Les Boss achètent plus qu’une visibilité : ils achètent une place dans le récit et parfois dans la vie des créateurs. »
Entre liberté et contrôle : un équilibre fragile
Les « Boss » de TikTok incarnent à la fois la puissance et les dérives du don numérique. Figures de prestige pour certains, instruments de manipulation pour d’autres, ils illustrent les tensions contemporaines entre : Liberté et contrôle, Visibilité et vulnérabilité , Don et dette
Dans un monde où l’attention est devenue la nouvelle monnaie, les « Boss » ne sont pas de simples mécènes digitaux. Ils reflètent les rapports de pouvoir à l’ère du numérique et posent une question centrale : jusqu’où le don en ligne peut-il rester un acte de générosité, sans devenir une arme ?